Un texte du mathématicien Serge Lang

Ce texte a paru dans la revue "Pour la science". Merci à Hervé This pour l'autorisation de reproduction.

Le fait et l'opinion

Depuis 30 ans, je m'intéresse aux interactions du monde de la science, de l'enseignement, de la politique et des médias, et je m'attaque à des dysfonctionnements variés, telles la fraude, la négligence, la mystification et la falsification. a titre d'exemple, je me limiterai ici aux "sciences politiques" américaines, où certains spécialistes ne semblent pas distinguer entre un fait, une opinion, une hypothèse et le diable sait quoi. un certain enseignement et une façon d'émettre des opinions politiques, qu'on fait passer pour de la science, substituent des constructions théoriques aux faits. dans chaque cas, j'opère méthodiquement, sur des cas concrets, en notant tout ce qui se rapporte au sujet traité : entretiens, courriers, articles de journaux, publications... les pratiques déficientes finissent par être dévoilées.

L'une des affaires les plus importantes de ces dernières années fut " l'affaire huntington ". elle a principalement concerné les etats-unis, mais des problèmes se posent dans tous les pays que je connais. elle a commencé en 1986, mais elle est récemment revenue à l'ordre du jour, lors de la publication du livre the clash of civilizations and the remaking of worid order ("le choc des civilisations et le remaniement de l'ordre mondial "): l'auteur, samuel huntington, a été très critiqué par le commentateur william pfaff dans le international herald tribune et par l'historien arnulf baring dans le frankfurter aligemeine zeitung.

S. huntington est l'un des plus éminents représentants des sciences politiques américaines: ancien président de l'association américaine des sciences politiques, ancien directeur du centre d'affaires internationales de harvard, consultant de plusieurs agences du gouvernement (département de la défense, conseil national de sécurité, cia). c'est l'auteur américain le plus cité dans le domaine des relations internationales, et certains de ses livres, tel political order in changing societies (" l'ordre politique dans les sociétés en mutations "), sont couramment employés dans les cours de sciences politiques des universités américaines.

En 1986 et 1987, l'académie américaine des sciences a proposé à ses membres la candidature de s. huntington. mis en position de voter pour une personne dont j'ignorais les travaux, j'ai consulté ses livres et les ai analysés soigneusement : s. huntington jette à la tête du lecteur des chiffres, des pourcentages, des expressions telles que "frustrations systémiques" et " instabilité politique " ; il déclare qu'une analyse montrait "une corrélation globale entre frustration et instabilité de 0,50 ". il reprenait ainsi un article de ivo et rosalind feierabend.

La "frustration" y avait été définie ainsi : "l'indice de frustration est un rapport. on divise un chiffre national codé et combiné à partir des six indices de satisfaction (le produit national brut, la quantité quotidienne moyenne de calories absorbée par un individu, les téléphones, les médecins, les journaux et les radios) par le plus grand de deux indices : une évaluation codée du niveau d'éducation, ou du niveau d'urbanisation."

Avec ces critères insensés, l'afrique du sud faisait partie des " sociétés satisfaites>,, parce qu'elle avait une "faible frustration systémique", mais les 20 millions de noirs d'afrique du sud étaient-ils satisfaits de l'apartheid ? si la science est l'activité qui consiste à mesurer ou à décrire des aspects du monde, l'étude de i. et r. feierabend, et l'emploi qu'en fait s. huntington, sont spectaculairement déficients. leur façon d'étudier cette population n'est pas scientifique : ils font passer leurs opinions politiques pour de la science. en outre, leurs textes usaient d'intimidation et de mystification : la définition de la frustration, par exemple, était accompagnée d'une vingtaine de pages d'équations et de pourcentages donnés à trois décimales près. ces prétendues "mathématiques" contribuaient à cacher la vacuité et l'inanité des concepts.

L'instabilité était "déterminée" par une "évaluation consensuelle" de juges censés utiliser la même échelle. qui étaient ces juges? apparemment ils étaient tous du même cercle académique et culturel que les auteurs. ainsi les responsables de l'étude se mesuraient eux-mêmes, au lieu de tenir compte de l'objet de leur étude.

Dysfonctionnements du monde scientifique

Le cas S. Huntington mettait en évidence plusieurs dysfonctionnements non seulement du monde scientifique, mais aussi du monde universitaire. Certains des textes de S. Huntington, repris dans les manuels scolaires et universitaires, donnent une image déplorable des Sud-Africains, des Vietnamiens et d'autres pays, ce qui compromet les relations des Américains et de ces populations.

La candidature de S. Huntington fut rejetée deux fois de suite. En 1987, ce rejet fut commenté en première page du New York Times, puis par de nombreux journaux américains. Une grande partie des sciences sociales américaines se sont alors unies derrière S. Huntington : il fut soutenu par des membres de l'Académie américaine des sciences (surtout parmi ceux des sciences sociales) et par nombre de ses collègues, qui intervinrent dans les médias. La publication de commentaires critiquant S. Huntington fut entravée, et les journaux qui m'attaquaient personnellement refusèrent des droits de réponse, que ce soit dans une revue à grand tirage comme Discover ou dans des revues soi-disant scientifiques, par exemple des publications de la Société américaine de sociologie ou de sciences politiques. Les faits controversés furent falsifiés. Des institutions majeures défendirent également S. Huntington ; elles étaient d'ailleurs déjà impliquées dans la corruption intellectuelle sous-jacente. Par exemple, l'article de I. et R. Feierabend avait reçu un prix de l'Association américaine pour l'avance

Herbert Simon, prix Nobel d'économie, prétendit justifier mathématiquement les travaux de S. Huntington. Mathématicien moi-même, je suis en mesure d'affirmer que ses quelques pages de prétendues justifications (invoquées sans examen critique dans la grande presse) sont des mathématiques élémentaires, qui se réduisent à présenter de façon formelle et pompeuse que si une quantité augmente, alors une autre quantité qui dépend de la première peut également augmenter, et que si un peuple est frustré, la probabilité qu'il se révolte est supérieure à celle d'un peuple non frustré.

L'intervention était une forme d'intimidation et de mystification : la plupart des gens ne sont pas en mesure de critiquer un texte technique mathématique. Enfin il y avait abus d'autorité: n'accorde-t-on pas un crédit supérieur aux lauréats du prix Nobel?

La presse, l'université et les institutions

Quand j'ai écrit à S. Huntington, tout d'abord il ne m'a pas répondu, mais le 27 juillet 1987, il déclarait à un journaliste du New Republic (Fareed Zakaria, qui était à l'époque un étudiant de sciences politiques à Harvard, devenu depuis rédacteur en chef adjoint de la revue Foreign Affairs) qu'un mathématicien, étranger aux sciences sociales et politiques, ne comprenait pas le sens technique des termes qu'il avait employées.

Il ajoutait qu'à l'époque étudiée (avant les années 1960), "c'est un fait" (sic) qu'il n'y avait pas eu d'émeutes, de grèves, de perturbations, en Afrique du Sud. Etait-ce exact? Les archives des journaux montrent toutefois que, durant toute la décennie 1950, l'Afrique du Sud a été agitée par des contestations, des émeutes, la police tirant sur les manifestants. Les perturbations culminèrent quand plus de 50 personnes furent tuées à Sharpeville, en mars 1960. Ce massacre fut rapporté dans les journaux du monde entier, plusieurs jours de suite. Donc S. Huntington fabrique une réalité personnelle qu'il fait passer pour un fait.

Pis encore, le New Republic, en lui donnant la parole, exposa ses lecteurs à une falsification de l'histoire, sous l'autorité du président de la Société américaine des sciences politiques, directeur du Centre des affaires internationales à Harvard. Malgré mes remarques, le New Republic ne publia aucun rectificatif.

Que F. Zakaria ait également méconnu la situation en Afrique du Sud démontre une faillite systématique de l'enseignement àl'Université Yale où l'étudiant avait passé quatre ans, et de l'Université Harvard, où il avait ensuite suivi les cours de l'école de sciences politiques.

Se fondant sur des "équations" et des quotients semblables à celui qui définit l'indice de frustration, S. Huntington prétend comparer des pays aussi variés que l'Afrique du Sud, la France, la Belgique, les Philippines, le Liban, le Maroc, etc., et établit des "corrélations" à trois décimales près à partir de 26 pays. Regrouper la France et la Belgique avec l'Afrique du Sud et d'autres pays comme les Philippines, dans des "corrélations" de "frustration" et d'"instabilité" fondées sur le produit national brut, l'ingestion de calories, téléphones, médecins, journaux et radios, est absurde, et ne peut mener qu'à l'incompréhension de ces pays.

Cette incompréhension est particulièrement grave quand elle est communiquée aux agences d'État par leurs consultants et quand elle est transmise à des étudiants qui occuperont des postes officiels ou deviendront des journalistes entrainés à penser suivant le mode de S. Huntington.

Certains spécialistes des sciences sociales, dont S. Huntington, construisent leur propre réalité. Ils sont en position de donner à cette réalité une force politique (consultant pour le gouvernement), journalistique (par l'entremise d'articles dans des journaux ou revues) et formative dans les classes comme à Yale ou Harvard. Cette réalité acquiert une certaine force en partie parce qu'elle est certifiée comme étant scientifique par certaines organisations comme l'Académie des sciences. Nous sommes donc conduits à douter de la validité des certifications par ces organisations, en ce qui concerne les sciences sociales.

La responsabilité individuelle

Le monde scientifique peut-il supporter la perte de crédibilité que fait encourir l'utilisation dans l'enseignement, dans la presse, ou par l'État, d'opinions contestables sous des apparences de science?

Le cas de S. Huntington est loin d'être isolé : j'ai eu l'occasion d'analyser plusieurs affaires, y compris des controverses concernant le virus VIH Dans toutes ces controverses, on retrouve les mêmes problèmes: suppression d'information ; rapports tendancieux ; refus du droit de réponse ; incapacité de distinguer entre un fait, une opinion et une hypothèse ; pressions personnelles, sociales et académiques, parfois avec des enjeux financiers...

L'évaluation critique des résultats est l'un des critères qui a fait progresser la science. L'institution scientifiq ue, responsable du bon fonctionnement du monde scientifique, a également la responsabilité de la crédibilité des travaux publiés ; elle doit donc non seulement permettre, mais encourager la dissémination d'évaluations critiques. Les revues scientifiques ont un rôle crucial à jouer : non seulement leurs systèmes de rapporteurs doivent être extrêmement fiables et précis, mais elles doivent clairement faire état des débats et controverses, sans parti pris, sous peine de se transformer en journaux d'opinion.

Dans les cas que j'ai étudiés en détail (par exemple dans mon livre Challenges), j'ai vu les institutions soutenir leurs hautes personnalités et cacher leurs travers. Les grandes revues internationales font de même et se transforment en instruments de propagande. Que les rédacteurs ne se rendent peut-être même pas compte explicitement de leurs biais en certaines occasions ne fait que renforcer la condamnation que je porte à leurs égards.

Certaines forces sociologiques et culturelles aux États-Unis font aussi que certains débats sont dirigés vers le système judiciaire, témoignant d'une abdication de responsabilité de la part des institutions scientifiques. Par là même, la teneur des débats est faussée, et les standards scientifiques classiques sont rejetés, voire remplacés. Dans ces occurrences, les institutions sont déficientes. Il ne reste alors que la responsabilité individuelle pour maintenir les standards scientifiques classiques. Que faire pour maintenir un climat qui permet de discuter clairement, ouvertement, et avec documentation, des problèmes causés par des transgressions aux normes scientifiques classiques?

Serge LANG est mathématicien à l'Université Yale et membre de l'Académie américaine des sciences.

Serge Lang, Challenges, éditions Springer, 1998.


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